De l’urgence d’aujourd’hui aux premières réflexions pour demain, par François Villeroy de Galhau

Nous vivons à l’évidence une crise sans précédent et totalement imprévisible. Nous avons maintenant, grâce notamment à l’enquête détaillée de la Banque de France publiée ce matin, une photographie précise des effets du confinement: l’économie française a tourné fin mars aux deux tiers de son rythme normal. Ceci veut dire que chaque quinzaine de confinement nous coûte en perte de production annuelle environ 1,5 %, et en déficit public supplémentaire plus de 1 % de PIB. Rapportée au 1er trimestre, notre estimation de croissance s’établit ainsi à -6 %.

Comment mener cette bataille économique, à côté d’une bataille sanitaire évidemment prioritaire? L’urgence s’est imposée, partout : construire rapidement et massivement un bouclier pour aider les entreprises de toute taille à traverser ce choc puis redémarrer, ce qui protège aussi leurs salariés. Les leçons de 2008 ont été tirées: des réponses fortes ont cette fois été apportées en moins d’un mois, et elles font le consensus – rare – de tous les économistes. En France, ce sont le chômage partiel – désormais le plus généreux d’Europe –, les reports fiscaux et sociaux, le fonds de solidarité, les prêts de trésorerie de 300 milliards d’euros garantis par l’État.

Parallèlement, l’Europe agit, plus qu’on ne l’a dit. Le débat sur les corona bonds divise, mais l’action monétaire exceptionnelle de la BCE – beaucoup plus puissante – nous réunit: jusqu’à 3000 milliards de liquidités pour les entreprises et PME qui se financent via les banques; 750 milliards d’euros d’achats supplémentaires de titres pour les grandes entreprises et les États qui se financent via les marchés. Les discussions sur le Mécanisme Européen de Stabilité et autres dispositifs continuent ; mais notre « programme d’achats d’urgence face à la pandémie » (PEPP dans son acronyme anglais) est, lui, opérationnel depuis quinze jours. Relativisons donc ce débat: oui la solidarité financière européenne pourrait faire plus, mais soyons conscients qu’elle fait déjà beaucoup.

Sur l’urgence d’aujourd’hui, il n’y a donc ni hésitation ni limitation à avoir. Raison de plus pour commencer à réfléchir à demain, à l’après-crise. Et là les questions sont beaucoup plus ouvertes: nous savons que la croissance sera fortement négative en 2020, puis positive en 2021; mais les chiffres dépendront du bon réglage d’une sortie de confinement qui s’annonce très progressive dans l’Europe et la planète entières. Nous savons que la dette aura significativement augmenté, pour les États (de 10 % à quelques dizaines de points de PIB) comme pour les entreprises, et que symétriquement nombre de ménages auront épargné significativement pendant le confinement. Mais nous ne situons pas encore précisément la meilleure stratégie d’après-crise.

Nous pouvons par contre prévoir un mix des trois ingrédients utilisés dans les après-guerres, pour lesquels la recherche économique se passionne aujourd’hui car notre après-crise y ressemblera un peu, en moins dramatique heureusement: le retour à la croissance, le traitement des dettes, la bonne utilisation de la politique monétaire.

Sur le soutien de la croissance d’abord, la demande des ménages devrait être portée par leur situation financière relativement favorable. Si l’État américain leur fait des chèques, c’est pour y compenser les grandes faiblesses du modèle social: pas d’assurance-maladie généralisée, et surtout absence de chômage partiel qui a déjà conduit à la destruction de dix millions d’emplois supplémentaires en quinze jours. Par contre, l’offre de certaines entreprises pourrait rester bridée par leurs dettes élevées, voire des faillites ou des difficultés d’approvisionnement international persistantes. Il y aura donc besoin de grands programmes d’investissement, qui soutiendront la demande tout en améliorant les capacités de production. Financés largement à l’échelon européen qui a encore une capacité d’endettement, ils pourront retrouver nos priorités structurelles comme le climat. Au plan national, le meilleur investissement pour la croissance restera toutes les actions pour l’éducation, la formation professionnelle et un travail plus qualifié : la France avait heureusement créé un million d’emplois supplémentaires dans les quatre années précédant le choc du virus; demain, c’est encore par notre travail productif de richesses que nous couvrirons le prix de ce choc.

Le traitement des dettes héritées de la crise supposera nécessairement un effort budgétaire rigoureux avec des dépenses publiques enfin plus sélectives. Mais cet effort ne portera ses fruits qu’à moyen terme, puisque dans l’immédiat il faudra aider l’économie dans son redémarrage. Certains, comme Mario Draghi ont même envisagé un transfert partiel vers la dette publique de dettes privées d’entreprise, par transformation de certains prêts ou reports de charges en subventions ou fonds propres. Les après-guerres ont aussi vu historiquement des mécanismes de cantonnement de la dette exceptionnelle – qui ne règlent pas en soi la question des ressources à y affecter –, ou de mutualisation avec les pays les plus solides; un « plan Marshall du coronavirus » requerrait cependant une solidarité mondiale ou européenne hélas incertaine. Il y a des solutions partielles, mais il n’y a pas de miracle: nous devrons porter plus longtemps des dettes publiques plus élevées, quand bien même le poids en sera allégé si les taux d’intérêt restent très bas.

Ceci amène enfin à la bonne utilisation de la politique monétaire. L’inflation devrait rester faible sur la période, avec une demande globale qui ne repartira que progressivement et un prix du pétrole bas. La Banque centrale européenne, et avec elle la Banque de France, devrait donc durablement faire face à une inflation – aujourd’hui de 0,7 % seulement – qui demeure spontanément trop faible par rapport à sa définition de la stabilité des prix, proche de 2 % à moyen terme. Ceci nous créera la possibilité, et même l’obligation, de maintenir longtemps des taux d’intérêt très bas et des liquidités très abondantes. Certains vont plus loin, avec des réflexions beaucoup plus spéculatives et complexes à mettre en œuvre:  les Banques centrales pourraient par exemple selon ces théories créer durablement de la monnaie finançant directement les entreprises. Rien n’est en principe exclu dans un débat intellectuel, mais seul un risque majeur « par le bas » à la stabilité des prix pourrait faire envisager de telles hypothèses.  Deux piliers en effet devront continuer d’ancrer fermement notre action, y compris à travers ces circonstances exceptionnelles: notre mandat – assurer la stabilité des prix –, et l’indépendance de la Banque centrale. Parce qu’ils sont tous deux inscrits dans notre Traité commun, et surtout parce qu’ils fondent notre actif le plus précieux : la confiance des citoyens européens dans leur monnaie.